Mois : juillet 2025

Des déchets de crevette pour une électronique plus écoresponsable ?

Par Sarah Journée

Publié le 31 juillet 2025 Des déchets de crevette pour une électronique plus écoresponsable ? Yann Chevolot, Centrale Lyon; Didier Léonard, Université Claude Bernard Lyon 1; Isabelle Servin, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA); Jean-Louis Leclercq, Centrale Lyon; Olivier Soppera, Centre national de la recherche scientifique (CNRS); Université de Haute-Alsace (UHA) et Stéphane Trombotto, Université Claude Bernard Lyon 1 Avec l’explosion du numérique, des objets connectés et de l’intelligence artificielle, la production de composants électroniques poursuit sa croissance. La fabrication de ces composants recourt à des techniques de fabrication complexes qui ont pour objet de sculpter la matière à l’échelle de quelques micromètres à quelques nanomètres, soit environ l’équivalent du centième au millième du diamètre d’un cheveu. L’impact environnemental de ces procédés de fabrication est aujourd’hui estimé entre 360 et 600  mégatonnes équivalent CO2 par an dans le monde. Les chercheurs visent à réduire cet impact en s’attaquant aux différentes étapes de fabrication des produits électroniques.     Les procédés de fabrication en microélectronique requièrent l’emploi de matériaux et solvants pétrosourcés – c’est-à-dire issus de ressources fossiles comme le pétrole. Et certains de ces matériaux comportent des composés chimiques classés comme mutagènes, cancérigènes ou reprotoxiques. Pour des raisons économiques, réglementaires, écologiques et de sécurité, les acteurs du domaine soulignent leur volonté d’accentuer le développement de procédés plus respectueux de l’environnement et moins toxiques. De plus, les projections sur la raréfaction du pétrole imposent d’explorer des matériaux alternatifs aux matériaux pétrosourcés – un domaine que l’on appelle la « chimie verte ». Dans ce contexte, différents matériaux biosourcés (à savoir, des matériaux issus partiellement ou totalement de la biomasse) et hydrosolubles sont étudiés comme une alternative aux matériaux pétrosourcés. Par exemple, la protéine de la soie ou les protéines du blanc d’œuf, deux matériaux appartenant à la famille des polymères (matériaux constitués de molécules de tailles importantes, aussi appelées « macromolécules ») ont été proposés comme résine de lithographie. Cependant, ces polymères biosourcés possèdent des limitations pratiques par exemple être en compétition avec l’alimentation humaine pour ce qui concerne le blanc d’œuf. Dans nos travaux, nous explorons le potentiel du chitosane, un matériau polymère naturel produit aujourd’hui à l’échelle industrielle à partir de la chitine, que l’on extrait principalement de déchets agroalimentaires, comme les carapaces de crevettes et de crabes, les endosquelettes de seiches et de calmars, et certains champignons. Nous avons montré que le chitosane est compatible avec une ligne de production pilote semi-industrielle de microélectronique. L’analyse du cycle de vie du procédé que nous proposons montre une réduction potentielle de 50 % de l’impact environnemental par rapport aux résines conventionnelles lors de la réalisation d’étapes de lithographie-gravure similaires.   La lithographie, processus clé de la fabrication des composants électroniques Par exemple, aujourd’hui, la fabrication d’un transistor nécessite plusieurs centaines d’étapes (entre 300 et 1 000 par puce suivant la nature du composant). Parmi ces étapes, les étapes de lithographie permettent de dessiner les motifs des composants à l’échelle micro et nanométrique. Ce sont celles qui nécessitent le plus de produits chimiques actuellement pétrosourcés et pour certains toxiques. La lithographie consiste à recouvrir la plaque de silicium avec une couche de résine sensible à la lumière ou à un faisceau d’électrons – comme une pellicule photographique – de manière à y inscrire des motifs de quelques micromètres à quelques nanomètres par interaction localisée du faisceau avec la matière. En optique, plusieurs longueurs d’onde sont utilisées selon la taille des motifs souhaités. Plus la longueur d’onde est petite, plus la taille des motifs inscriptibles est petite, et on peut aujourd’hui atteindre des résolutions de moins de 5 nanomètres avec une lumière de longueur d’onde de 13,5 nanomètres, afin de répondre à la demande de miniaturisation des composants électroniques, correspondant à la loi de Moore. Celle-ci stipule que le nombre de transistors sur un circuit intégré double environ tous les deux ans, entraînant une augmentation exponentielle des performances des microprocesseurs tout en réduisant leur coût unitaire. In fine, lors de l’étape de développement – encore une fois comme un terme emprunté à la photographie argentique, c’est la différence de solubilité entre les zones de la résine qui ont été exposées ou non à l’irradiation ultraviolette ou d’électrons qui permet de créer des ouvertures de géométrie définie à travers la résine de chitosane. Là où la résine disparaît, on accède au substrat de silicium (ou autre couche/matériau sous-jacente). On peut ainsi le graver ou y déposer d’autres matériaux (métaux, diélectriques et semiconducteurs), la résine restante jouant alors le rôle de masque de protection temporaire pour les zones non traitées.   Le chitosane, une solution bio pour la résine Comme mentionné précédemment, le chitosane est produit à partir de la chitine, le deuxième polymère naturel le plus abondant sur Terre (après la cellulose), mais il peut aussi être produit par des procédés de biotechnologies. En plus d’être un matériau renouvelable, il est biocompatible, non écotoxique, biodégradable et soluble en milieu aqueux légèrement acide. Au milieu de tous ces avantages, son grand intérêt pour la micro- et la nanofabrication est qu’il peut former des films minces, c’est-à-dire des couches de très faibles épaisseurs. Le chitosane peut donc être facilement étalé sur le substrat en silicium pour remplacer la résine pétrosourcée. Dans le cadre de plusieurs projets de recherche, nous avons démontré que le chitosane était compatible avec toute la gamme des techniques de lithographie : lithographie électronique, optique (193 nanomètres et 248 nanomètres) et même en nanoimpression. Cette dernière technique consiste à presser directement le film de chitosane avec un tampon chauffé possédant des motifs de tailles submicrométriques.   Le chitosane change de structure quand il est irradié Nous avons mis en évidence que, sous une exposition à des faisceaux d’électrons ou de lumière, une réduction de la longueur des macromolécules du chitosane se produit du fait de la rupture de certaines liaisons chimiques, selon un processus de « dépolymérisation partielle ». Ceci a pour conséquence de rendre la zone irradiée de la résine soluble dans l’eau pure alors que les zones non touchées par le faisceau restent insolubles. Au final, les performances de la résine en chitosane sont proches des résines commerciales en…

De l’effet Lotus à l’effet Salvinia : quand les plantes inspirent la science et bousculent notre regard sur les matériaux

Par Sarah Journée

Publié le 9 juillet 2025 De l’effet Lotus à l’effet Salvinia : quand les plantes inspirent la science et bousculent notre regard sur les matériaux Laurent Vonna, Université de Haute-Alsace (UHA) À la surface des feuilles de lotus se trouvent des aspérités microscopiques qui empêchent l’eau d’y adhérer. Cette découverte a changé notre façon de comprendre comment les liquides interagissent avec les surfaces : ce n’est pas seulement la chimie du matériau qui compte, mais aussi sa texture. Depuis, les scientifiques s’en sont inspirés pour explorer de nouvelles façons de contrôler le comportement des liquides à la surface des matériaux. La feuille de lotus présente une propriété remarquable : elle s’autonettoie. Les gouttes d’eau, en roulant à sa surface, emportent poussières et autres contaminants, laissant la feuille d’une propreté remarquable. Il y a près de trente ans, l’explication de ce phénomène, connu sous le nom d’effet Lotus, a été proposée par les botanistes Wilhelm Barthlott et Christoph Neinhuis. Cette découverte a changé profondément notre façon d’appréhender les interactions entre un solide et des liquides. Le défi de reproduire cette propriété autonettoyante, puis de l’améliorer, a été relevé rapidement en science des matériaux. Depuis, la botanique a encore inspiré d’autres découvertes utiles à des applications technologiques — nous rappelant encore une fois combien la recherche purement fondamentale peut avoir des répercussions importantes, au-delà de la curiosité qui la motive. De l’effet Lotus à la superhydrophobie L’explication proposée par Wilhelm Barthlott et Christoph Neinhuis dans leur article fondateur publié en 1997 est finalement toute simple. Elle révèle que l’effet Lotus repose sur une texturation de la surface de la feuille à l’échelle micrométrique, voire nanométrique. La rugosité correspondant à cette texture est telle que, lorsqu’une goutte d’eau se dépose sur cette surface, elle ne repose que sur très peu de matière, avec un maximum d’air piégé entre la goutte et la feuille. La goutte est alors comme suspendue, ce qui conduit à une adhérence très faible. Ainsi, les gouttes roulent sur la feuille sous l’effet de leur poids, emportant sur leur passage les impuretés qui y sont déposées. La possibilité de contrôler l’adhérence des gouttes par la simple texturation de surface a rapidement séduit le monde de la science des matériaux, où les situations nécessitant un contrôle de l’adhésion d’un liquide sont extrêmement nombreuses, comme dans le cas par exemple des textiles techniques, des peintures ou des vernis. Une véritable course s’est ainsi engagée pour reproduire les propriétés répulsives de la feuille de lotus sur des surfaces synthétiques. Cet essor a été rendu possible par la diffusion dans les laboratoires, à la même époque, de techniques d’observation adaptées à l’observation aux échelles des textures ciblées, telles que la microscopie électronique à balayage en mode environnemental, qui permet l’observation d’objets hydratés et fragiles que sont les objets biologiques, ou encore la microscopie à force atomique qui permet de sonder les surfaces grâce à un levier micrométrique. Ce sont aussi les progrès en techniques de microfabrication, permettant de créer ces textures de surface aux échelles recherchées, qui ont rendu possible l’essor du domaine. Dans les premières études sur la reproduction de l’effet lotus, les chercheurs ont principalement eu recours à des techniques de texturation de surface, telles que la photolithographie et la gravure par plasma ou faisceau d’ions, l’ajout de particules, ou encore la fabrication de répliques de textures naturelles par moulage. L’appropriation de l’effet lotus par le domaine des matériaux a rapidement orienté les recherches vers la superhydrophobie, propriété à la base de l’effet autonettoyant, plutôt que vers l’effet autonettoyant lui-même. Les recherches se sont d’abord concentrées sur la texturation des surfaces pour contrôler la répulsion de l’eau, puis se sont très vite étendues aux liquides à faible tension de surface, comme les huiles. En effet, les huiles posent un plus grand défi encore, car contrairement à l’eau, elles s’étalent facilement sur les surfaces, ce qui rend plus difficile la conception de matériaux capables de les repousser. Cette appropriation du phénomène par le monde de la science des matériaux et des enjeux associés a d’ailleurs produit un glissement sémantique qui s’est traduit par l’apparition des termes « superhydrophobe » et « superoléophobe » (pour les huiles), supplantant progressivement le terme « effet lotus ». Désormais, le rôle crucial de la texture de surface, à l’échelle micrométrique et nanométrique, est intégré de manière systématique dans la compréhension et le contrôle des interactions entre liquides et solides. La botanique également à l’origine d’une autre découverte exploitée en science des matériaux Bien que l’idée de superhydrophobie ait déjà été publiée et discutée avant la publication de l’article sur l’effet Lotus, il est remarquable de constater que c’est dans le domaine de la botanique que trouve son origine l’essor récent de la recherche sur le rôle de la texturation de surface dans l’interaction liquide-solide. La botanique repose sur une approche lente et méticuleuse — observation et classification — qui est aux antipodes de la science des matériaux, pressée par les impératifs techniques et économiques et bénéficiant de moyens importants. Pourtant, c’est bien cette discipline souvent sous-estimée et sous-dotée qui a permis cette découverte fondamentale. Plus tard, en 2010, fidèle à sa démarche de botaniste et loin de la course aux innovations technologiques lancée par l’explication de l’effet Lotus, Wilhelm Barthlott a découvert ce qu’il a appelé l’effet Salvinia. Il a révélé et expliqué la capacité étonnante de la fougère aquatique Salvinia à stabiliser une couche d’air sous l’eau, grâce à une texture de surface particulièrement remarquable. La possibilité de remplacer cette couche d’air par un film d’huile, également stabilisé dans cette texture de surface, a contribué au développement des « surfaces infusées », qui consistent en des surfaces rugueuses ou poreuses qui stabilisent en surface un maximum de liquide comme de l’huile. Ces surfaces, encore étudiées aujourd’hui, présentent des propriétés remarquables. La biodiversité, source d’inspiration pour les innovations, est aujourd’hui en danger L’explication de l’effet Lotus et sa diffusion dans le monde des matériaux démontrent finalement comment, loin des impératifs de performance et des pressions financières…